Le voyage en train jusqu’au Capitole m’avait semblé durer une éternité. C’était la première fois que j’y retournai depuis que « je savais », depuis que la vérité m’avait été révélée au grand jour. Assise devant une des larges fenêtres d’un wagon privé, le train filait à vive allure. Les paysages se succédaient, des montagnes et des forêts se confondaient tant la vitesse du train était enivrante. Un frisson m’avait parcouru l’échine lorsque j’étais montée à bord, c’était une sensation désagréable, angoissante qui m’avait saisi : comme si je me jetai délibérément dans la gueule du loup. Maintenant que je contemplai vaguement les terres que nous traversions, condamnée à attendre que nous soyons enfin au terminus, je n’arrêtai pas de me répéter qu’il y a encore quelques semaines j’aurais été des plus fières d’aller présenter mes nouvelles technologies. Il s’agissait essentiellement de nouveaux équipements pour les armées, dont un matériau thermoformé qui ne laissait pas passer les balles malgré sa grande souplesse et son adaptation parfaite à la surface qu’il recouvrait. Aujourd’hui, je n’arrêtais pas de me répéter que j’allais donner de l’avance à celui qui m’avait privée de ma seule famille et m’avait élevée comme si j’étais sa fille. C’était assez étrange comme sensation : se sentir l’enfant de quelqu’un tout en sachant qu’il était aussi celui qui nous avait enlevé une enfance normale et un bonheur naturel. Un sourire se posa sur mes lèvres à cette pensée. Je détournai les yeux de la fenêtre et les posai sur William.
Agé d’une trentaine d’années, il était de ces ingénieurs du District Trois pour qui créer pour créer était suffisant. Il ne demandait pas grand-chose, si ce n’est qu’on le laisse prouver sa valeur en tant que génie des applications technologiques et concepteur de valeur. J’étais l’inventrice, la tête pensante ; il était celui qui réalisait mes idées, les mettaient en application. Nous nous étions bien trouvés. Un jour, j’espérais pouvoir maîtriser ces deux aspects de mon travail, être inventrice et conceptrice, mais depuis que la révélation avait eu lieu, j’avais bien du mal à me concentrer. Les conseils de William me passaient au-dessus de la tête et bien que je sache parfaitement dissimuler mes émotions au reste du monde, William me connaissait depuis tellement d’années qu’il commençait à sentir que quelque chose avait changé. Il leva son regard vers moi à cet instant précis, délaissant le dossier posé sur ses genoux : il aimait toujours être prêt pour les présentations officielles. Je lui souris, je ne tenais pas à lui donner une raison de plus de voir mes doutes. Visiblement, mes iris pétillants durent suffire à le convaincre. Il me rendit mon sourire avant de replonger dans son dossier.
La fin du voyage se passa dans un silence de mort. Je n’étais pas de ces âmes sensibles qui auraient frissonné rien que de se trouver dans un train capitoléen après ce que je savais. Après tout, tant que les puissants ignoraient que j’étais au courant de tout, ils n’avaient aucune raison d’éliminer une jeune inventrice prodigieuse. Et puis, les parents et la fille tués dans les mêmes circonstances, cela aurait été trop suspect. Non, ce qui m’obsédait dans ce train, c’était la vue. La vue des paysages qui filaient, encore et encore, derrière la vitre épaisse. Lors de mes précédents voyages, je m’étais déjà surprise à songer que c’était exactement cela que mes parents avaient vu avant de mourir. Aujourd’hui, je savais que ce n’était pas tout à fait la vérité. Ils avaient certainement vu le visage de leur bourreau, le sol se dérobant sous leurs pieds lorsqu’on leur avait tranché la gorge. Peut-être même avaient-ils notés les défauts de fabrication du wagon, les soudures non précises et les petits impacts çà et là dans le bois massif des tables des cabines : on dit souvent qu’on remarque des détails avant de mourir, comme si on se concentrait sur quelque chose pour le faire paraître essentiel. Ou peut-être simplement, avaient-ils vu une dernière fois mon visage sur la photographie que ma mère tenait dans sa main ensanglantée…
Le train s’arrêta en gare. Je sursautai quand il s’arrêta un peu brusquement et pris tout mon temps pour me lever de la banquette confortable tandis que des Pacificateurs, nos gardes du corps comme prenait plaisir à nous le rappeler nos interlocuteurs au Capitole, entraient pour venir nous assister. J’attrapai mon blouson noir dont je tirai la fermeture éclair, ainsi que mon sac que je passai en bandoulière. Avant de sortir à leur suite, je n’oubliai pas ce pour quoi nous nous déplacions ici : notre invention précautionneusement emballée dans une valise en métal argenté, fermée à l’aide d’un code à six chiffres. Cela m’avait toujours paru un peu théâtral, et encore plus maintenant.
Entourés de trois Pacificateurs, nous gagnâmes à pas hâtifs le nord de la ville. C’était la partie la plus sécurisée et, comme les trois autres fois où nous avions été invités, nous dûmes satisfaire à plusieurs contrôles de nos identités à différents postes de sécurité. Plus nous nous approchions de notre but, plus les vigiles semblaient tendus et à la carrure impressionnante. Je me souvenais m’être réjouie un jour que ceux qui avaient si bien pris soin de moi soient aussi bien protégés : ils le méritaient. Alors que je présentai ma carte officielle d’ingénieure du District Trois au dernier poste de contrôle et montrai mon doigt afin de subir la fameuse piqure de mon index pour signer le registre de mon sang, j’avais beaucoup de mal à accepter avoir pu être un jour rassurée qu’on protège ces gens-là, sans pour autant souhaiter qu’on ne les rende trop vulnérables. Selon toute évidence, je n’avais pas encore réussi à accepter la réalité et à choisir en qui je devais accorder ma confiance. Le pourrais-je seulement à nouveau un jour ?
La présentation se déroula sans le moindre accroc. William avait une éloquence particulièrement admirable et je ne pus m’empêcher de sourire avec sincérité aux responsables du ministère de la défense venus assister à la présentation. Les anciennes habitudes avaient la vie dure. Quoi que cela n’était pas plus mal pour moi, j’arrivai à garder ma carapace et à ne rien laisser paraître de ce que je pensais vraiment. En m’élevant dans un de ces orphelinats, le Capitole avait formé une excellente actrice qui avait compris très jeune que dans la vie il faut soit être la proie, soit le chasseur, soit le leurre… J’étais ce dernière, si malléable que la proie me cherchait sans me trouver et que le chasseur m’appréciait… Néanmoins, je fus tout de même heureuse de constater que le chef des armées, McMillan, ait eu d’autres occupations plus prenantes l’empêchant de venir assister à notre démonstration. Même si mon sang froid était extrême, je n’étais pas certaine de ne pas ciller si je me retrouvais face à face avec celui qui avait signé l’arrêt de mort de mes parents.
Notre audience dura environ une heure, durant laquelle nous expliquâmes la réalisation de notre invention, nos inspirations et toutes les applications qu’elle pourrait permettre dans le domaine de la défense : nouvelles tenues pour les Pacificateurs, une meilleure robustesse de certains véhicules si nous recevions des subventions pour réussir à cloner cette technologie pour l’adapter à du verre et du métal, etc… Nos interlocuteurs furent séduits dès que William ordonna à un Pacificateur de me tirer dessus pour tester ma tenue, un gilet noir très doux dont l’épaisseur ne gênait que très peu mes mouvements. Avec un rictus, il avait appuyé sur la gâchette. Peut-être nous avait-il pris pour des illuminés jusque-là, car il fit des yeux ronds quand sa balle me projeta légèrement en arrière sans me faire tomber et resta fichée dans mon gilet sans le transpercer. Mon large sourire alors que je retirai le gilet afin de le faire passer à nos hôtes termina de les convaincre. Je ne pus éviter de ressentir une certaine fierté à cette nouvelle réussite dans ma jeune carrière d’ingénieure. Pourtant, je savais que ce que je faisais là était mal, j’aidais l’ennemi… Mais qui était-il réellement en fin de compte ? Le Capitole qui avait assassiné mes parents ou les Rebelles qui les avaient embrigadés et avaient donc contribué à leur fin tragique ? Dans cette histoire, j’avais parfois le sentiment que personne n’était tout noir ou tout blanc. Devais-je suivre la voie de mes parents uniquement parce que j’étais leur fille ? Ou avais-je le droit de me tourner vers leur bourreau ? Je n’étais plus à ma place nulle part, dans un camp comme dans l’autre.
J’étais en train de ranger notre matériel quand un vieux bonhomme au costume noir à paillettes multicolores vînt à ma rencontre. Il était habillé de manière bien moins extravagante que la plupart des habitants du Capitole que j’avais pu croiser jusqu’alors, même sa coupe de cheveux aurait pu passer dans notre district. Sa barbe était par contre taillée dans une forme assez étrange, à mi-chemin entre un éclair de foudre et un point d’interrogation. Il m’observa un moment derrière ses grosses lunettes dont les verres gris laissaient filtrer la couleur rouge totalement artificielle de ses pupilles. On aurait dit un démon échappé du pays des merveilles !
Puis après m’avoir laissé ranger le dernier tissu, il me tendit sa main afin de m’aider à me lever et commença à m’expliquer la raison de son intérêt particulier pour nos démonstrations. Selon lui, nous étions des esprits novateurs, brillants et d’un dévouement qui ne faisait aucun doute ! Alors, avec l’accord de « plus haut placés que lui », il nous proposait de le suivre afin de nous montrer une machine de torture qui mériterait d’être remise à neuf. Trop de prisonniers ne cillaient plus devant la machine et ses hommes en étaient réduits à revenir à des techniques plus archaïques et moins jouissives. Il osait espérer que nous aurions des idées afin de la perfectionner : nous qui créions tant de choses utiles à la sécurité du Capitole, il ne doutait pas que nous accepterions également de l’aider à veiller à la sécurité des districts en lui permettant de questionner au mieux les ennemis de Panem.
*Torturer des rebelles, des gens comme mes parents* me pris-je à penser un instant. Je n’eus pas à me ressaisir, je n’avais même pas perdu la face durant la seconde pendant laquelle cette pensée dura.
Nous suivîmes le responsable et comprîmes bientôt où il nous conduisait et qui il était exactement. William me pressa la main comme pour me signaler qu’il ne me quittait pas d’une semelle et que s’il était trop éprouvant pour une jeune femme comme moi de pénétrer dans le quartier de haute sécurité de la prison du Capitole, alors il comprendrait et expliquerait notre souci à notre guide et mécène. Mais je ne désirais pas que nous nous arrêtâmes là. Je voulais voir ce que Panem faisait subir à ses prisonniers les plus « dangereux », les plus « Rebelles ». Un hochement de la tête suffit à montrer à mon équipier que j’allais tenir le choc. Cependant, il se rapprocha imperceptiblement de moi comme pour me défendre d’une menace invisible.
A nouveau, nous franchîmes plusieurs postes de contrôle en pénétrant dans une immense enceinte de granit noir. La pierre qui couvrait les murs étaient à vif, comme dans les vieilles histoires des grand-mères. Nous marchâmes dans un dédale de couloirs étroits, les murs à présent peints d’un blanc immaculé. Par moment, on pouvait entendre ce qui s’apparentait à des cris, des hurlements stridents ou des plaintes désespérées. Mais j’en faisais abstraction, je n’étais pas une âme sensible.
Enfin, notre but s’offrit à nous. Dans une vaste pièce peinte dans un blanc aussi parfait que les couloirs, on pouvait admirer sur la droite plusieurs machines de torture. Je me souvenais avoir vu les plans de certaines d’entre elles dans un des laboratoires du centre dans lequel je travaillais et j’éprouvais un certain plaisir à voir la réalité de ces maquettes. Même si c’était abominable, j’appréciais comprendre les tenants et les aboutissants de tel ou tel pièce et pouvoir ainsi observer la réalisation finale d’un projet, même lorsqu’il n’était pas mien, provoquait toujours chez moi une espèce de fascination incontrôlable. Notre responsable dut remarquer mon ébahissement car il s’adressa soudain à moi, me sortant de ma contemplation :
- Mlle Stern, voici la machine dont je voulais vous parler, dit-il en désignant une machine que plusieurs hommes aux visages émaciés poussaient au centre de la pièce.
De prime abord, elle paraissait assez simpliste. Mais de plus vrai, cette machine était un chef d’œuvre de cruauté parfaitement maîtrisée. Certes, certains aspects étaient archaïques et je comprenais que notre interlocuteur n’y trouve plus son plaisir, mais elle avait été conçue pour infliger les pires blessures et je ne doutais pas qu’elle pouvait le faire avec une brutalité sans nom.
- Ah zut ! lâcha soudain l’homme à la veste noire pailletée tandis qu’un autre qui était venu lui murmurer une information s’en allait déjà. Je crains que nous ne devions attendre avant d’examiner cette machine, elle vient d’être utilisée sur un détenu mais bien sûr personne n’a pensé à la nettoyer…
J’avais bien vu briller de loin, à la lumière artificielle des spots blancs, de petites touches rougeâtres et noirâtres ainsi que des morceaux graisseux. Toutefois, j’avais pensé qu’il s’agissait simplement de touches, de boutons mal placés ou encore de graisse pour fluidifier les mouvements des articulations de la machine. Jamais il ne me serait venu à l’esprit que ça puisse être…
*Non non non Clary ! Ne pense pas à cela…* Des morceaux humains…
Je me retins de vomir mon déjeuner et détournai le regard immédiatement pour tenter de me concentrer sur ce qu’ajoutait le commanditaire.
- J’ai envoyé quérir quelqu’un pour nous débarrasser de cela, ce ne sera pas long. Voulez-vous boire quelque chose en attendant chers amis ?
Le goût de mon déjeuner en bouche, je ne pourrais rien avaler sans le refluer dans la seconde. William accepta et fut invité dans le bureau du responsable « jusqu’à ce que cette merveille soit de toute beauté ! ». Quant à moi, je demandai avec un peu de timidité si je pouvais rester afin de regarder de plus près les autres machines qui trônaient dans la pièce, j’étais trop curieuse pour ne pas m’y intéresser de plus près et surtout cela me permettrait de me concentrer afin d’oublier de ce que je venais de voir. Ma demande fut accordée et je restai donc seule dans la grande pièce blanche, ou du moins seule en apparence car je ne doutais pas que nombre caméras scrutaient chaque centimètre carré du Capitole à l’affût du moindre écart. Je posai mes affaires contre un mur, non sans prendre le temps de ragrafer sur mon chemisier rouge mon badge d’ingénieure et me dirigeai vers les machines sur le côté. J’avais besoin de me vider l’esprit et quoi de mieux que de le perdre dans des pensées cartésiennes et structurées pour cela.
Invité
« Invité »
Sujet: Re: Une amitié réduite au silence Sam 25 Jan - 17:45
Invité
« Invité »
Sujet: Re: Une amitié réduite au silence Dim 26 Jan - 20:18
Pendant un long moment, mes yeux trainèrent sur les machines qui s’exposaient devant moi. Toutes avaient leur petit « charme », ce petit plus qui rendait celle sur laquelle mes yeux se posaient plus élaborée que la précédente. Mes doigts glissèrent sur le métal de l’une d’entre elles, il était froid, sans vie. *Aussi glacial que le corps de ceux qu’elle avait réduit au silence éternel* me surpris-je à penser alors que, habituellement, je mettais toujours un point d’honneur à ne jamais songer aux victimes que pouvaient faire les inventions que je créais. Avant, j’étais fière lorsque je pouvais être certaine que des rebelles finiraient dans d’atroces souffrances, je m’en délectais presque. Aujourd’hui, maintenant que je connaissais la vérité, cela était devenu difficile à concevoir… Pourtant, je n’avais pas le choix. Je devais rester celle que j’avais toujours été, du moins devant « le monde ». En privé, lorsque j’étais seule perchée sur la branche d’un arbre ou quand je contemplais le coucher de soleil au bord des falaises, je pouvais enfin laisser aller ma peine et tous mes doutes.
Même là, alors que la difficile réalité de mon passé m’assaillait en pensée, rien ne passait sur mon visage. On aurait dit n’importe quel ingénieur concentré, plongé dans la complexité des rouages des engins de torture qu’il contemplait. J’étais très douée pour dissimuler mes émotions, peut-être même jouer avec elles était-elle ma plus grande qualité.
Je finis par délaisser mes songes funestes pour tenter de redevenir cet être de raison qui ne pense qu’à des choses terre-à-terre. J’en avais besoin.
Prise dans mon admiration des systèmes tous plus ingénieux et inventifs les uns que les autres, je ne pris pas le temps de me retourner lorsqu’une porte claqua. Cela devait certainement être le Muet qui avait été assigné au nettoyage de l’autre machine et je ne tenais pas à voir un de ceux-là aujourd’hui. Je me serais sans doute poser trop de questions et ce n’était ni le moment ni le lieu pour penser à la Rébellion ou à mes parents si je voulais garder toute ma crédibilité. Un léger bruissement de métal devait correspondre à un seau qu’on posait sur le sol, ce son résonna tel un écho dans la vaste pièce immaculée. Cette pièce doit être l’antichambre de l’enfer et pourtant elle paraissait si pure avec ces mécaniques si parfaites. Un des engins avaient même de fines aiguilles que je reconnus comme celles d’une plante venimeuse des terrains montagneux de mon district, le poison que ses épines contenaient avait comme effet de vous rendre moins volontaire, plus docile… Sans doute s’en servaient-ils lorsque quelqu’un était sur le point de craquer et qu’il ne fallait plus qu’une dernière impulsion afin de les rendre plus aptes à se confesser, la douleur provoquée par la piqure intense de ces fines aiguilles dans leur peau finissant de les convaincre… Il était clair que la personne qui avait dessiné cette option était des plus créatives !
J’étais perdue dans cette admiration totale lorsqu’un fracas me tira de mes rêveries. Mon regard se tourna immédiatement vers la source du bruit tandis que je notai la présence d’un homme dans le costume traditionnel des Muets debout à côté de la machine que je devrais bientôt observer. Il avait visiblement heurté le seau d’eau posé à ses côtés, provoquant ce tintamarre à réveiller les morts ou bien est-ce le silence pesant de ces lieux qui rendaient ce son si désagréable ? Répandu sur le sol, tout aussi immaculé que les murs, un liquide rougeâtre teintait les dalles brillantes. Une immense marre de sang dilué continuait de couler dans ma direction, le sol ne devait pas être tout à fait droit. Je souris à la pensée que les architectes de ce monument n’avaient pas été parfaits sur tous les points et je relevai alors les yeux. C’est à ce moment que je me raidis légèrement. Ceci n’avait pas dû vraiment se remarquer, mais lui l’aurait sans doute noté. Il me connaissait si bien.
Cela faisait des années que nous ne nous étions pas revus. Tout au plus, nous nous étions croisés dans notre district, échangeant un salut cordial, vestige d’une amitié profonde qui avait toujours perduré même si nous n’étions plus aussi proches que lorsque je ne travaillais pas encore au laboratoire. Avant, il avait été un des seuls amis avec qui j’avais partagé beaucoup. Aujourd’hui, il était là et avait l’air perturbé. Je faillis faire un pas dans sa direction et au dernier moment me retint : me retint lui dire ma joie de le croiser, ma joie de le revoir après tellement de temps… Et d’un coup je compris. L’uniforme, l’éponge qu’il serrait si fort dans sa main, son regard vide, ses pupilles qui me criaient de ne pas approcher, sa bouche à demi-ouverte dont aucun son ne sortait… Il était devenu un Muet.
Comment cela était-il possible ? Cela faisait-il longtemps ? Pourquoi avait-il été puni de la sorte, ce n’était pas un sort infligé pour des crimes banals ? Avait-il été un rebelle, lui qui avait toujours été si enfantin et doux, rêveur ? Et dans ce cas, avait-il su, à un moment ou un autre que mes parents en avaient également fait partie à une époque ? Connaissait-il la vérité sur moi, sur ma vie, sur mon passé ? Comment cette situation avait-elle pu se produire ?
Je n’arrivais pas à comprendre. Confus, il se détournait déjà pour se remettre au travail et j’en fis de même, non sans froncer les sourcils comme pour montrer mon dégoût envers cet être qui n’était qu’une souillure de Panem…mais ça ne l’était pas, ça ne l’était plus depuis que je savais ce qu’était le Capitole. Ma haine, petite étincelle qu’avait semé en moi le rebelle qui m’avait révélé la vérité sur mes parents grandit subitement dans mon cœur et tandis que je passais ma main dans un engrenage dont je m’apprêtai, quelques secondes auparavant, à observer les soudures et les mouvements, je fis un mouvement trop brusque et une des lames de la machine vînt se planter dans ma paume. Le tissu de ma manche resta coincé dans l’engrenage, me prenant au piège. Je pestai à voix haute alors que le sang s’échappa vaguement de ma blessure. Soudain, j’y vis une magnifique occasion.
- Vous là-bas ! lançai-je en direction de Pan. Je me suis coincée là-dedans tant ses machines sont mal huilées ! Mais bon, il ne faut pas s’en étonner quand on voit qui s’en occupe… Bref ! Allez me chercher un truc pour que je me dégage, vite !
Mon ton s’était voulu dur, presque menaçant. J’espérais seulement que dans ma voix qu’il connaissait si bien, il aurait perçu les harmoniques aigus qui ne s’y glissaient que pour trahir ma tristesse… Une tristesse qu’il était un des seuls à connaitre et qu’aujourd’hui j’espérais qu’il saisirait comme la souffrance d’une amie à le voir ainsi…
Invité
« Invité »
Sujet: Re: Une amitié réduite au silence Ven 31 Jan - 20:58
Invité
« Invité »
Sujet: Re: Une amitié réduite au silence Sam 22 Mar - 15:14
L’écho de ma voix dure et sèche s’était répercutée dans la vaste salle avec un accent de cruauté que je ne lui connaissais pas. Elle n’était pas mienne, elle ne reflétait pas mes émotions du moment et pourtant je devais garder cette expression impassive, malsaine. Pour ma vie et celle de mon ami, je devais faire semblant, une fois de plus dans ma vie et cela pour tromper celui même qui m’avait forcée à me forger cette carapace qui était mienne en assassinant mes parents.
Panta me fixa un instant, ses sourcils étaient relevés, interrogateurs. Oui, je ne lui avais jamais parlé ainsi et j’aurais préféré ne jamais avoir à le faire. Que lui était-il donc arrivé pour qu’il finisse ici, dans cet « état » ? Le garçon dont je me souvenais était doux et attachant, tête en l’air aussi. Il semblait toujours perdu dans ses rêveries et ne pouvait s’empêcher de siffloter des airs entrainants à longueur de journée. Peut-être ses élans idéalistes l’avaient-ils poussé trop loin… Mais y avait-il réellement un juste milieu entre accepter docilement et lutter à Panem ? Je tirai ma bouche sur le côté à cette pensée avant de me ressaisir même si je me doutais que ma moue serait assimilée à la blessure qui irradiait toujours d’une douleur qui se faisait progressivement plus lancinante. Mes yeux croisèrent ceux de Panta une nouvelle fois, même à cette distance je sentis qu’il m’avait comprise, qu’il savait que je ne le trahissais pas en lui donnant ses ordres, que je voulais juste qu’il s’approche pour le sentir une dernière fois mon ami près de moi car qui sait si nous nous reverrions un jour…
Mon ami finit par se lever et s’approcha de moi. Son allure me fit froid dans le dos même si je n’en laissais rien paraître : l’échine courbée, le visage tourné vers le sol, les bras serrés contre son corps frêle. Rien en la silhouette qui venait vers moi ne me rappelait le garçon vivant et plein d’enthousiasme que j’avais connu autrefois, j’avais l’impression d’avoir affaire à un fantôme, à l’ombre de lui-même. Mon cœur se serra alors que mon âme se morcelait et qu’il arriva à mes côtés. Ses yeux d’un bleu pâle, que j’avais toujours trouvé si magnifiques qu’ils avaient longtemps fait l’objet d’esquisses incessantes sur mon carnet à croquis, finirent par se plonger dans les miens.
J’eus envie de crier, d’hurler aussi fort que je l’aurais pu. De cracher toute la haine et tout le dégoût que m’inspirait le Capitole. D’hurler ma douleur et toute la souffrance qui se mouvait autour de moi depuis que je connaissais une vérité insupportable. De crier au monde qu’aucun crime n’était assez grave pour punir ainsi quand on défend uniquement sa liberté… J’aurais voulu révéler à tous ce qu’était le Capitole, mais la plupart le savait déjà… J’avais été la seule à m’être laissée aveuglée trop longtemps par sa main généreuse et ses bienfaits compatissants. Beaucoup de districts s’étaient déjà rebellés par le passé, on nous le remémorait chaque année lors des Jeux et jusqu’à présent je n’avais jamais compris les raisons de ses soulèvements. Maintenant, si. La manipulation, la trahison, l’abus de confiance, la cruauté et le sadisme du système. Voilà ce qu’ils combattaient…
Lui aussi l’avait combattu, aujourd’hui il était Muet… Des larmes montèrent à mes yeux alors que j’en voyais une couler doucement sur la joue de Pantalaimon, moi qui ne pleurais jamais je ne pouvais plus me contenir. Nos visages se rapprochèrent encore tandis que je sentais les mains de Pantalaimon se glisser dans la machine pour venir s’entrelacer autour de la mienne. J’eus soudain peur pour lui, peur qu’il se blesse en voulant m’aider. Nos visages étaient si proches que je pouvais sentir son souffle froid, que je pouvais voir les ombres de malheur qui flottaient dans ses pupilles et les plis qui marquaient à présent son visage soucieux. Si proches, les caméras ne pouvaient saisir nos expressions, j’en étais sûre, moi qui les avais étudiée il y a longtemps lorsque je commençais mon apprentissage auprès d’ingénieurs qualifiés. Sur mes lèvres, quelques mots s’articulèrent sans aucun bruit, je voulais qu’il sache : « j’aimerais tellement t’aider… ».
Bientôt ma main fut sortie de la machine de torture, pourtant j’avais désormais encore plus mal. Il ne s’agissait plus d’une douleur physique, mais d’une douleur viscérale, profonde et qui s’immisçait insidieusement dans chaque cellule de mon être. Ce moment avait été trop court, j’avais tellement de choses à lui dire et ne le pouvais pas, ne le pourrais sans doute jamais d’ailleurs… Avec précaution, il prit ma main dans la sienne et pressa sur la blessure encore largement béante. Une grimace de douleur m’échappa tandis que du sang s’en échappa dans une large mesure et que ma main se mit à trembler. Je me sentais de plus en plus faible, l’impression que tout ceci autour de moi n’était qu’un rêve me saisit. Avec son doigt, Pantalaimon écrivit dans celui-ci : « Soigne-toi ». Je relevai la tête pour m’apercevoir qu’il m’indiquait la porte par laquelle j’étais entrée dans la pièce un quart d’heure plus tôt. Mais tout était dans le brouillard, un brouillard épais… Mon esprit ne voulait pas réaliser, tout ceci était trop pour lui, trop de choses nouvelles à accepter et en trop peu de temps… Je fis un pas en avant, puis un autre dépassant légèrement Pantalaimon mais déjà tout commençait à tourner autour de moi et je sombrais dans un néant qui me parut presque réconfortant alors que mon corps s’effondra en avant sur le sol blanc, froid et sans vie de la prison de haute sécurité du Capitole…
Invité
« Invité »
Sujet: Re: Une amitié réduite au silence Dim 30 Mar - 15:05
Contenu sponsorisé
« »
Sujet: Re: Une amitié réduite au silence
Une amitié réduite au silence
Page 1 sur 1
Permission de ce forum:
Vous ne pouvez pas répondre aux sujets dans ce forum