Empêchez-moi de partir, maintenant.
Avec Will Shepherd.
Encore un effort, Ivy. Compter une nouvelles fois les moutons jusqu’à cent ne serait pas trop compliqué, juste le temps d’être certaine que Cassio dorme pour de bon.
Je savais que mon frère avait un doute sur mes intentions dès qu’il était rentré : il avait débarqué dans la chambre alors que je pliais mon sac, et seul le livre rapidement jeté sur mes habits avaient réussi à le convaincre que je préparais juste mes affaires d’école. Enfin, convaincre : s’il y avait bien une chose que Cassio ne connaissait pas, c’était la certitude ; il changeait d’avis comme de slip. Et encore, il se changeait bien moins souvent qu’il n’hésitait.
Surtout quand il ne fallait pas hésiter.
Cette nuit, pourtant, il était hors de question qu’il ne fasse sa crise d’autorité en m’empêchant de sortir et de partir, comme il n’arrêtait pas d’en enchaîner depuis note retour du District Un.
Alors oui, il m’avait laissée tranquille ! Magnifique. Tant que je restais dans la maison, oui, il me laissait tranquille ; aller et venir entre la chambre et le salon. Quelle liberté. Ah mais j’oubliais ! J’avais droit de retourner à l’école aussi. Bravo le retour en arrière : je me retrouvais projetée à mes dix ans quand ma seule libération était les bancs pourris d’une école, à écouter le discours gangréné d’un professeur plus vide qu’une noix creuse.
Un goût de moisi me monta à la bouche. Erk.
Mais lui, lui, Cassio, s’était donné le droit de m’assigner à résidence et ce, avec l’aval de mon connard de père ! Et ses justifications étaient toutes plus infâmes les unes que les autres :
« tu dois être encore blessée, fais attention ! »,
« il faut faire profil bas pour qu’on ne nous retrouve pas » ou, quand il était vraiment à bout,
« je refuse que tu te promènes ». Trois jours pendant lesquels je ne le voyais quasiment pas, pendant lesquels il m’évitait comme si je portais la peste et pendant lesquels ses seules interventions consistaient en des sermons ridicules, de la part d’un gamin complètement à côté de la plaque !
Cassio savait qu’il avait la pire erreur de sa vie en abandonnant Kenny et Siti ! Il savait, il savait, au point d’avoir leurs morts sur la conscience !
Pourquoi avoir refusé que ce journaliste sacrifie sa pauvre vie de richou pour que nos amis, nos compagnons d’armes, gagnent du temps pour fuir ? Pour vivre, même ! Pourquoi m’avoir retenu à bras-le-corps alors que je refusais encore une fois de voir quelqu’un mourir pour que nous puissions partir ? Fautif comme mon père ! Je voyais dans ses yeux brûler la flamme de la culpabilité, je le voyais poser sur moi ses regards de pauvre chien battu, du genre bâtard perdu dans les rues à la recherche d’un geste gentil, réconfortant. Les choses étaient faciles pour lui. Ce n’était que la première fois qu’il assistait, impuissant, à une mission qui tournait mal, causant la fin de camarades : cela ne devait pas être trop lourd à porter sur la conscience.
Je sentais ma main se serrer sur mon drap. Tant mieux si lui le supportait, je ne comptais sûrement pas décharger ses épaules. Un grognement énervé traversa ma gorge.
Et puis, le silence. Dans mon cœur, dans ma tête, dans la pièce.
Même en dormant, Cassio ne faisait pas un seul bruit. Pas de chance pour moi… dans un mouvement volontaire, je me retournais et fit tomber un objet de ma table de chevet. J’attendais la réaction de mon frère. J’entendis les draps se retourner, mais aucune question ne se porta à moi. Peut-être sa journée avait-elle été réellement fatigante au boulot, peut-être avait-il du mal à digérer les évènements, peut-être m’en voulait-il de lui rappeler sa décision…
Merde, enfin : s’il n’avait pas voulu de cela, il m’aurait laissée partir. Enfin. Pas le temps de se poser plus de questions, puisqu’il me fallait partir maintenant ou ne pas partir. Et je comptais rejoindre définitivement cette liberté que je réclamais corps et âme.
Avec une attention particulière, je me levai de mon lit, positionnai calmement mon oreiller pour lui donner la silhouette d’une Ivy sagement endormie, et me dirigeai silencieusement vers la porte. Passai l’entrée. Attrapai mon sac posé sur le palier. Me rendis dans le salon. Sortis enfin dehors. À l’air libre, dans la nuit.
Quand je vis la lune briller si haute, dans sa forme la plus élancée, je me rendis compte de la facilité avec laquelle j’avais pu fuir cette maison, moi qui m’étais toujours crue enfermée.
Finalement, il était possible de sortir sans que personne ne me retienne !
Je m’offris une exclamation de joie quasiment pas étouffée, comme un pied de nez aux trois guignols profondément endormis dans le clapier qui nous servait de baraque, puis commençai à me diriger vers la gare rebelle, cachée, où je pourrais prendre le Cobra. Ou suivre son chemin. Pas envie d’attendre le lendemain et le risque qu’on repère ma fuite.
« Empêchez-moi de partir, maintenant. »
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