Histoire du personnage - 30 lignes minimum Il m'aura fallu attendre quarante deux ans pour m'ouvrir à un morceau de papier. Cela peut paraître idiot - et c'est d'ailleurs ainsi que je me sens. Un idiot. Pas forcément parce que je ne livre mes pensées à une feuille et pas à un être humain, mais parce qu'il m'aura fallu tout ce temps pour que j'y mette de l'ordre.
Je m'appelle Ethan Philipp Underwood, j'ai quarante deux ans, je suis éleveur de chevaux dans le District Dix et ancien vainqueur des Jeux. J'ai un ranch dans le Nord-Est du pays, que je tiens avec Chase, un gamin de onze ans que je considère comme mon fils. Les enfants ont toujours eu le don, dans leur innocence et leur maladresse, d'attirer ma sympathie. Serai-je un père heureux ? Je fus plutôt un mentor malheureux.
Si je peux me permettre de passer des journées entières au grand air à vivre d’un métier peu rentable, c’est grâce au Capitole qui, en plus de me verser ma pension d’ancien vainqueur des Jeux, est un de mes clients principaux. Cela ne m'empêche pourtant pas de lui vouer une haine profonde : une haine qui n'a ni but, ni fin, et qui, bien loin de me déranger, me permet d’avancer. « Dis-moi qui te paye, je te dirais qui tu es. » ? Au vue de ce que j’ai vécu, je suis l’exception qui confirme la règle. Et l'histoire que vous allez lire vous le confirmera.
Je crois que j’ai appris la débrouille pendant les premières années de ma vie. Mes parents étaient tout le temps au travail et ne pouvaient se permettre de rentrer plus tôt. Je n’étais pourtant pas le plus à plaindre : ils m’aimaient, s’aimaient et gagnaient tout de même assez bien leur vie pour que je sois heureux.
J'avais des copains - comment s'appelaient-ils, déjà ? - et nous étions une joyeuse bande qui passait ses journées dehors. Je n’étais pas le meneur, je n’ai jamais aimé me mettre en avant, mais cela me permettait de mieux apprécier et analyser les choses. J'étais peut-être trop prudent, mais mes amis m'entraînaient toujours dans de jolis coups fourrés. Je les aimais bien et je suis aujourd’hui plutôt triste d'avoir oublié leurs noms.
Quand je revins à la maison, ce soir-là, il y avait de grands éclats de rire et moi j'étais plein de boue. La lumière du soleil était entre chien et loup, le jour tirait à sa fin, et quand je fis irruption dans le salon, mon père était attablé avec un homme rieur et ma mère poussait des soupirs excités dans la cuisine. Elle en profita quand j'apparus pour pousser un cri d'effroi quant à mon état, cri qui n'eut pas l'effet escompté auprès des deux hommes : et l'inconnu me donna une frappe dans le dos.
« Ethan, je te présente ton oncle Kentin, » m'avait dit mon père.
Mon oncle était une personne au visage sympathique et je me surpris à l'apprécier tout de suite. Plutôt grand, il était musclé et avait les cheveux dorés caractéristiques des Underwood. Mais ce qui me marqua, ce fut son sourire, avenant et franc, et ses yeux brillants d'une gentillesse sans faille. Je ne ressentis que du respect pour lui et une profonde envie de mieux le connaître. Il me serra la main.
« Il nous a aujourd'hui apporté un cheval et un chien pour nous aider à rassembler les moutons, ajouta mon père.
- Un ch'val ? C'est quoi un ch'val, Papa ? »
J'allais apprendre ce qu'était cheval et rien n'aurait pu me préparer à cette rencontre. Mon oncle s'offusqua et, sans crier garde, m'attrapa sous les bras pour m’emmener auprès de la jument qu’il avait amenée et qui répondait au nom de Blondine.
Alors que le soleil déclinait à l'ouest, je l’entendis siffler et un animal répondit à son appel. De loin, je crus que c'était une vache mais très vite je compris mon erreur. C'était un cheval de trait, aux mouvements plus gracieux et aux yeux plus vifs qu'une vulgaire génisse. J'eus pourtant l'envie de fuir devant ces cinq cents kilos de muscles lancés au galop. La jument arriva les oreilles dressées et curieuse de ce que mon oncle pouvait bien lui demander lorsqu'elle m'aperçut. Elle tendit alors ses naseaux vers moi, désirant connaître elle aussi le petit homme face à elle, s'appuyant sur la barrière en bois qui grinçait, et de son geste n'émanait que de la gentillesse.
Je me souvins du murmure de mon oncle : « tends ta main, les doigts serrés », et je tendis ma main, les doigts serrés. Le contact des naseaux et de la langue me convainc de la gentillesses de l'animal enfin et je me permis de lui caresser la tête qui n'en semblait pas dérangée et apprécia que je lui gratte derrière les oreilles.
« Ton fils sera cavalier ! » avait alors déclaré mon oncle, ce qui fit prendre peur à la jument qui s'ébroua.
« Ethan Underwood ! »
Ce n’était pas vrai. Ce n’était pas possible. Ce n’était pas moi.
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« Et toi Nathan, que sais-tu faire ?
- Mon nom est Ethan. Et je sais être discret. »
Je me jetai derrière un arbre juste à temps pour échapper à la flèche. J'étais persuadé qu'elle prévoirait tous mes coups. Que je fonce, que je lui envoie mon couteau, que je fuis, rien ne me sauverait plus, la chance était partie, pour autant ne me sentais-je pas abattu. Il ne me restait qu'une option dans laquelle mon expérience de
paysan pouvait être un avantage - et, sans même regarder si j'avais des prises, je grimpais.
Je bénis la largeur du tronc de l'arbre car elle me permit de cacher mon plan aux yeux de mon adversaire. Ma discrétion et mon sens de l'efficacité furent enfin à mon service, tout comme les basses branches qui étaient parfaites pour mon ascension. Elles ne semblaient là que pour cela, d'ailleurs. Je fus rapidement dissimulé dans les feuilles.
La blonde du District Deux m'avait pris en grippe dès le début, n'ayant sûrement pas apprécié que j'attrape le sac de provisions dont elle avait également souhaité bénéficier. Pourquoi celui-là et pas un autre ? Pourquoi moi et pas un autre ? Peut-être avait elle simplement cherché une cible à tuer. Ce « Tribut à battre » que l'on avait tous avant de mettre le pied dans l'arène, avant de connaître l'enfer. Après l'extermination à la Corne d'abondance, les Carrières semblaient toujours affronter ce choix si rude.
Cela faisait seulement six jours que les Jeux avaient commencé et ils touchaient déjà à leur fin. On le sentait tous tant ceux-ci avaient été éprouvants suite à la déception de l'année dernière (des jeux longs et ennuyants, apparemment). Nous étions tous plus fatigués, plus stressés, plus sollicités que jamais, moi-même je ne comptais plus les heures mais les minutes de sommeil que j'avais passées. Nous étions à ce stade plus que cinq en jeu et je me permettais de croire que je pouvais gagner : j'avais donc décidé de me jeter dans le combat pour qu'au moins, tout finisse plus vite. Je soupçonne les Juges d'avoir lancé à mes trousses mon plus vil ennemi dans cette arène.
Seulement elle m'avait retrouvé plus vite que je ne l'avais souhaité. Je comptais d'abord me procurer une arme avant d'affronter qui ce fût car il restait en jeu plus que deux carrières, une gamine de treize ans et un autre tribut qui était resté plus discret que moi. Il fallait dire que je n'avais pas été aidé avec une furie aux trousses qui attirait une certaine attention des Tributs sur moi.
J'avais dû tuer. Avec l'art et la manière. Je crois que si je pouvais m'apercevoir hors des Jeux, sur cet écran du bar de mon District, j'aurais été dégoûté d'un tel concurrent. Mais je me rendis que tuer n'était pas compliqué. Peut-être était-ce parce que l'on m'avait plongé dans ce bain contre mon gré et que je ne faisais que survivre. Je me souviens n'avoir rien ressenti en tuant une gamine de dix ans venue du Douze parce que celle ci me menaçait d'une lance qu'elle savait très bien manier. Une enfant normale ne sait normalement pas manier une lance dans le but de vous tuer. Je n'avais fait que me défendre.
Désormais caché dans mon arbre et la scrutant couvrir les derniers mètres avant d'atteindre l'arbre, j'en profitai pour réfléchir. Que me prudence se taise, elle qui me soufflait de rester perché comme un chat coincé. Que pouvais-je faire ? Car je n'avais qu'un pauvre couteau pour arme et j'étais trop peu doué pour le lui lancer. Je ne devais pas le perdre. Mais elle s'était entraîné toute sa vie pour ce moment, pour la victoire, alors que je n'avais décidé que depuis quelques heures que la Victoire était à portée du main.
« Crois moi, paysan, la victoire est pour MOI ! », hurla-t-elle à sa folie.
J'aurais pu prendre cette dernière comme un avantage pour moi. Mais nous étions tous fous dans ces Jeux. Et le gagnant pas forcément moins que les autres.
Elle arriva à l'arbre et le contourna, encore et encore, encore et toujours, sans me trouver. Elle leva les yeux et comprit vite que je m'y trouvais. Elle eut un rire, mit son arc en écharpe et commença à grimper. Je restais patient et silencieux, concentré à appliquer le plan que j'avais trouvé.
Tentant le tout pour le tout, perché à quatre mètres de hauteur, je sautai de la branche juste au dessus d'elle et la heurtai dans ma chute, l'entraînant avec moi.
Je tombais sur elle et elle poussa un cri de douleur, amortissant tant que je ne ressentis quasiment aucune douleur. J'entendis cependant un craquement sinistre. Je tentai d'atteindre le couteau attaché à ma hanche mais elle m'envoya rouler. Je n'avais définitivement plus le temps du combat. Elle essaya de se relever mais semblait s'être cassé quelque chose car elle retomba dans la foulée. Elle tâtonna son dos à la recherche de son arc mais se rendit compte qu'il s'était brisé dans sa chute à l'instant même où, dans un saut, je lui enfonçai le couteau dans sa gorge à ce moment là.
Pris dans mon élan, je retombai au sol avant de rouler sur quelques mètres et m'arrêtais. J'avais le souffle court, j'étais taché du sang de la Carrière projeté sur moi et j'essayais de faire fuir mes pensées. Je ne voulais pas la regarder agoniser et se noyer dans son sang, attendant seul le coup sourd pour confirmer que je m'en étais sorti. J'étais vivant. J'étais encore en course. Je sentis ma cheville me tirer tandis que mon corps se refroidissait : j'avais tout de même dû me faire mal dans ma chute. Tant pis. Les Jeux tiraient à leur fin.
Je crus entendre au loin retentir le canon, deux ou trois fois - mais il fut couvert par le hurlement de l'ours qui fonçait droit sur moi.
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« Shaun… »
Ce murmure s’échappa de mes lèvres tandis que je lâchai le cou du tribut. Que pouvait bien penser mon frère ? Le Capitole m’avait peut-être désigné comme un monstre mais je savais que je n’avais fait que survivre. Quelle image un gamin de dix ans pouvait-il avoir de son frère qui, emporté dans sa rage, avait étranglé un homme ?
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Mon oncle ouvrit la porte et me vit. La surprise et l'étonnement passèrent dans son regard, mêlés avec du dégoût, et j'aurais dû avoir envie de fuir, mais de lui seul j'acceptais ces sentiments. Je le comprenais. Je ne voulais pas savoir ce que le Capitole avait dû leur montrer de moi. J’avais honte de celui qui avait usurpé mon identité car cet homme aux ongles propres, aux cheveux coupés courts et aux habits lustrés, n’était pas moi. C'était juste le gagnant de la cent cinquante troisième édition des Hunger Games.
Mon oncle silencieux m'invita à rentrer d’un geste de la main. Je saisis une chaise sur laquelle je m'assis. Il referma lentement la porte dans le lourd silence ambiant.
« Alors comme ça, tu as réussi à rentrer. »
Était-ce un message joyeux, malheureux ? Etait-il content, mécontent ? Etais-je soulagé, anxieux ?
« Comment va Shaun..., lui avais-je murmuré.
- Heureux que son grand frère soit encore en vie. Pourquoi n'es-tu donc pas rentré avec tes parents? »
Je baissais les yeux. Je n'avais pas envie d'affronter ma famille car cela m'obligerait à m'affronter moi-même et cette idée me dégoûtait. Mon petit frère de dix ans n'aurait pas compris ce que j'avais fait. Mes parents n'auraient rien dit, et leurs regard auraient été aussi durs que celui de mon oncle. C'était pourquoi j'avais fui, passé deux nuits entières dans un hôtel perdu, et rejoint la seule maison que je pouvais encore considérer comme un foyer.
« Ils vont venir, Ethan. Ddemain, tous les trois... Ils sont ta famille, ils t'aiment plus que tout, c'est ainsi que tu souhaites les remercier ?
- Laisse moi vivre avec toi. »
Heureusement qu'il s'était préalablement assis sur la chaise : il ne s'attendait pas à ce que je dise cela. Je continuai sur ma lancée, car malgré mon refus catégorique d'obtenir les « récompenses » habituelles de Vainqueur, le Capitole ne m'en laissait pas le choix. Le capitole m'imposait cette vie à laquelle je ne pouvais pas me soustraire. Argent, maison, tournée, renom... en échange de la rage et de la mort, voici tout ce que je recevais.
« Je veux devenir éleveur de chevaux, continuai-je. Comme toi. Je veux que le Capitole m'oublie. Je ne veux pas de leur maison, je ne veux pas de leur tournée des vainqueurs, de leur argent, de leurs tributs, de leur gloire. Je veux juste élever des chevaux et passer ma vie le cul posé sur une selle. »
Son regard s'illumina, ses lèvres s'étirèrent. Et je sus pourquoi j'aimais cet homme.
Je souris en voyant la silhouette de mon oncle, juché sur un cheval, apparaître dos au soleil. Je souris beaucoup moins quand la haute ombre noire se détacha de l'équidé et s'écroula au sol comme un pantin auquel on aurait coupé les fils. Mon oncle était gravement malade et il ne m'avait rien dit.
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Si j'avais choisi de vivre chez mon oncle Kentin, ce n'était pas pour rien. Je voulais chercher le bonheur, un coin solitaire où je pourrais haïr le Capitole sans que personne ne me le reproche, où je pourrais être moi même. J'avais décidé il y a cinq ans que c'était de lui dont j'avais besoin et pas de mes parents. Et ces cinq années n'avaient été que plaisir : mon oncle m'avait enfin permis de redevenir le gamin heureux et rieur que j'étais avant les Jeux.
La vie, seulement, me rappela que les fantômes ne cessent jamais de nous hanter.
J'arrivais à cheval devant la pharmacie. A l'instant où j'allais mettre pied à terre, un gamin sorti du Centre, situé juste à côté de la pharmacie, se jeta précipitamment sous les pieds de mon cheval. Il me vit avant que je ne pus l'entrevoir. A ma grande surprise, il réagit avec vitesse et s'extirpa avec habileté de là, me laissant apercevoir son visage.
« Shaun ! » m'exclamai-je.
Que faisait-il au centre ? Les jeunes de son âge n'y allaient que pour trois raisons : s'engager auprès des Pacificateurs, retirer des Tesserae ou parce qu'ils avaient été détenus pour délinquance mineure.
Mon frère me reconnut et s'enfuit juste après de la place du village sans que je ne puisse dire quoi que ce soit.
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« Quels parents êtes-vous donc pour ne élever votre fils ! Vous recevez la moitié de ma pension, ce qui devrait faire de vous des gens plutôt aisés. Et alors ? C'est de votre faute si tout cela arrive ! La vôtre ! Et c'est à moi de réparer vos erreurs. C'est vous qui avez envoyé votre fils à l'abattoir... »
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J'approchais de la porte. En cinq ans que je la voyais, j'avais appris à la détester - comme chaque mètre carré de ce lieu infâme. Mais encore et toujours, il me fallait la passer, la pousser, et cette fois plus que jamais, je devais briller. La vie de la personne à laquelle je tenais le plus en dépendait.
Comme à chaque fois que j'allais au Capitole, je devais oublier ma tenue de « garçon d'écurie » dont je n'en gardais que le chapeau et le surnom pour arborer un costume. Aujourd'hui, comme depuis le début des Jeux, il était noir. Noir de deuil. Noir de souffrance, car je devais supporter un agneau chéri et balancé dans la cage aux lions.
Je poussais la porte en arborant un grand sourire. Je vis des visages se tourner vers moi et saluai la salle entière en inclinant la tête et en soulevant mon chapeau.
« Mesdames, messieurs, je vous souhaite le bonjour. »
Là se trouvaient les seules personnes que j'étais capable de respecter au Capitole. Peut-être était-ce justement parce qu'ils ne venaient pas de là. Parce que de la même manière que moi, ils quittaient à contrecœur leurs Districts pour revivre les Jeux par procuration forcée - ou pas. Peu m'importait. Ils savaient ce qu'avait été l'enfer et c'était peut-être mon seul réconfort au milieu du désastre que représente chaque édition.
C'était une pièce plutôt petite, intime, construite en arc de cercle pour ne donner que sur une chose : l'écran qui faisait la taille du mur et projetait les films en direct de tous les tributs. Chaque fois que l'un d'eux mourrait, l'image disparaissait et laissait plus de place au voisin, et l'image retransmise en direct était encadrée en doré. En ce moment, c'était le tribut féminin du District Trois qui était filmée en train de se battre avec le Carrière du Un. Je jetai un coup d'œil : le garçon du Dix vivait encore et ne semblait pas trop mal en point. Je poussai un soupir soulagé et allai m'asseoir à côté de deux femmes en pleine discussion.
« Mesdames, » saluai-je avec un grand sourire.
Elles semblaient ravies de me voir.
« Ethan ! », lança une voix qui se voulait amicale, ce qui la rendait détestable.
Derrière moi vint un mentor dont aujourd'hui j'ai oublié et le nom, et le District. Comprenez, la vie que je menais au Capitole était un cauchemar dont je n'attendais que le réveil, et je vous écris actuellement de mon bureau. Et comme tout rêve, quand celui ci reprend, les détails du précédent qui nous échappent dans la réalité nous reviennent avec une clarté incroyable. Aussi me souvins-je de son nom, lui rendis sa politesse et le prononçant et inclinai la tête pour le saluer.
« C'est bien la première fois qu'un Tribut du Dix atteint un tel stade dans l'aventure, continua-t-il.
- Et il mérite d'aller plus loin. On ne peut pas en dire autant du District Deux. »
Oui, c'est ça. Il venait du District Deux. Il haussa les épaules.
« Ce n'était pas une bonne Moisson, cette année. Par contre, je suis persuadé d'être tranquille l'année prochaine, vu l'équipe qui se prépare, et de pouvoir enfin vous faire mes adieux. Pas que votre présence me dérange, mesdames, » ajouta-t-il à l'adresse des deux mentors qui eurent un sourire.
Moi, je ne souris pas. En vérité, je n'avais plus très envie de jouer la comédie.
« Je l'espère bien pour toi, ajoutai-je sur un ton moqueur. J'ai toujours cru qu'au sein des Carrières, être mentor plus de cinq ans était une preuve d'incompétence. Depuis combien de temps l'es-tu déjà ? »
Les deux femmes eurent à nouveau un petit rire, et prirent cela comme une simple blague. Ca l'était sûrement. Je n'en étais moi même pas très sûr et lui ne le semblait pas non plus. Il changea complètement de sujet.
« J'ai entendu dire que tu avais perdu un de tes proches il y a peu.
- Mon oncle, en effet.
- Toutes mes sincères condoléances. Ce serait dommage que tu perdes également ton frère, lui qui est si proche de gagner. »
J'acquiesçai d'un air absent alors qu'il en profitait pour se détourner. Mon frère... C'était mon frère qui était le tribut masculin du Dix, cette année là. Tout cela à cause de mes parents qui se négligeaient depuis qu'ils avaient eu peur de perdre leur fils aîné. Les mauvaises habitudes prises étaient irréversibles et ils continuèrent quand je quittais, tant que mon frère avait eu à prendre des Tesserae, beaucoup de Tesserae, pour qu'ils puissent survivre. Et personne n'avait eu la bonne idée d'en toucher un mot à mon oncle ou à moi même. Moi qui pourtant leur donnais tous les mois de l'argent, ils n'avaient jamais dû toucher à leur compte en banque, tellement déconnectés de la réalité qu'ils étaient. Sauf pour me reprocher la Moisson de leur fils cadet.
Mon frère. Shaun.
« Ethan, regarde, » murmura l'une des deux femmes à côté de moi.
Je vis alors l'écran du Dix s'encadrer de doré. Je vis mon frère courir, d'une rapidité impressionnante qui en avait fait son avantage. Un coup d'œil à l'écran du Carrière pour comprendre que c'était lui qui le pourchassait. je sentis mon cœur battre, battre vite, sans comprendre quel était le but de cette course-poursuite. Shaun était doué en course, je lui avais dit de tout miser là dessus, car il distancerait n'importe lequel des autres Tributs ainsi.
Mes yeux s'arrêtèrent sur le Tribut féminin du Quatre, cachée derrière un arbre. Epée au clair. Ma vision fut soudain au clair également. Mon corps entier se raidit, ma gorge se noua et m'empêcha de crier à cette télé pour mettre mon frère en garde. Le prévenir du danger. Et le piège se referma sur lui, libérant sa tête qui roula à mes pieds
« Shaun ! » hurlai-je en voyant la tête de mon frère tomber et rouler à mes pieds, portée par un projecteur.
Je regardai Samuel gagner les Jeux. C'était étrange, il avait décapité la tête de son adversaire pour le vaincre. Mais, à ma plus grande honte je crois, je me sentis heureux. Le bonheur égoïste de léguer mon lourd fardeau à ce jeune homme mais j'avais déjà trop donné.
Et aujourd'hui, c'était enfin fini.
Je caressai doucement la robe pie alezane de Milady, priant pour que la jument survive à cette mise à bas. Quand j'étais arrivé ce matin-là, elle était déjà allongée et le travail avait déjà commencé. Depuis combien de temps ? Je n'en avais pas la moindre idée, il était cependant trop tard pour appeler le vétérinaire. Je m'étais agenouillé à côté de son encolure sur laquelle j'avais posé mes mains et je n'avais dès lors eu de cesse de lui souffler des paroles douces et encourageantes.
Des bruits de pas m'obligèrent à me retourner et j'eus encore plus peur lorsque je ne vis pas l'intrus. J'étais persuadé d'avoir entendu quelqu'un rentrer, car hormis les renâclements de Milady, le matin était silencieux et calme. Je regrettais de ne pas avoir ma carabine à portée de main. La prudence fut de mise, et surtout l'arme non loin de là, accrochée à côté de l'entrée des écuries, et je me levai pour aller la récupérer quand je vis là l'intrus, assis sur mes bottes de paille à fixer ma jument mettre bas.
« Mais qu'est-ce que tu fiches là, bon sang ? » m'exclamai-je de surprise.
C'était un gamin. Un vrai gamin, pas un jeune homme de vingt ans que l'on appelle ainsi par familiarité. Lui ne devait pas dépasser la dizaine d'années. Ses cheveux blonds mi-longs étaient sales et emmêlés, ses habits étaient déchirés et pleins de boue et sa peau était laissait voir nombre de cicatrices. Il n'y avait pas un seul centimètre carré de son corps qui avait été épargné. Par quoi ? Je n'en avais pas la moindre idée.
Il me jeta un regard de ses yeux bruns et me demanda :
« Elle a mal ? Elle accouche d'un poulain, c'est ça ? »
J'en perdis mes mots. Je ne m'y étais pas attendu. J'avais différents élevages chevaux : l'un de Paint Horse, pour mon pur plaisir, un autre de Frisons que le Capitole appréciait particulièrement et un dernier de chevaux de trait pour les différents agriculteurs. Et quand les hautes autorités de l'Etat venaient m'emprunter mes bêtes, nous essayions toujours d'écourter l'entrevue, étant chacun très occupé. Ma nouvelle vie de solitaire me plaisait vraiment, bien que le travail du ranch était très chronophage. Mais je ne voulais de personne pour me déranger. Et voilà que ce gamin venait d'apparaître comme un cheveu sur la soupe.
C'est le hennissement de Milady qui me ramena à la réalité, et je vis des sabots apparaître entre les crins blancs de sa queue.
« Courage ma belle », soufflai-je.
Et je me précipitai pour l'aider à sortir le poulain de là, toujours entier occupé à ne pas empirer les choses.
Quel soulagement ne fût-ce pas quand le poulain poussa ses petits couinements et que Milady se permit de se détendre un peu. Je me rapprochai de sa tête et la caressai pour la féliciter, vérifiant dans son regard que tout allait bien. Celui-ci m'assura qu'elle survivrait à cette épreuve. Je me promis de ne jamais plus la mettre en poulinière, bien que ce petit fut un accident.
Je me retournai vers mon second invité surprise dont les yeux étaient collés sur le poulain. Quand il sentit que je m'étais de nouveau intéressé à lui, il se tourna vers moi et me fixa de ses petits yeux bruns. Il ne dit rien. Ce n'était pas un grand bavard.
« Que fais-tu là, petit ? lui avais-je demandé.
- Je sais pas. J'ai oublié. »
J'ouvris de grands yeux. Se moquait-il de moi ?
« Comment t'appelles-tu ?
- Romain, monsieur, me rappelé-je (mais il a depuis été renommé Chase).
- Et tu viens d'où ?
- Je sais pas. J'ai oublié. »
Je soupirai. Vu son état, je ne pourrais pas tirer grand chose de lui.
« Aller viens, p'tit. Je vais m'occuper de toi. Tu as faim ? »
Il acquiesça rapidement deux ou trois fois et, après avoir vérifié que Milady et son petit se portaient bien, j'amenai Romain chez moi. Je venais de trouver mon garçon d'écurie.