La décision avait été prise. Les entraînements débuteraient le lendemain et c’étaient aux deux Tributs de prendre en main leurs destins. Sans ressentir une grande satisfaction, Ethan avait observé Jason et Chloé repartant vers leurs chambres, sauf que ses yeux n’avaient pas quitté cette dernière. Ses pensées non plus.
Se servant un verre d'eau, le Mentor ne put s’empêcher de faire l'évident parallèle avec la scène du train. Cet échange aurait pu être le même, soit aussi bien que ce qui venait de se passer, soit aussi orageux que ce qu'ils avaient eu. Jason avait été participatif, ayant des idées et un certain optimisme pour tenter d’améliorer leur situation ; Chloé avait été conciliante, plutôt entendue avec la stratégie. Aucun cri, ni de larme, ni de révélation compromettante, non, juste un instant de partage entre deux Tributs et leur Mentor pendant lequel ils avaient tous les trois réfléchi à la meilleure manière de survivre.
Pas une phrase trop désespérée n’était sortie de leurs bouches. Seuls les yeux de Chloé avaient eu cette clarté sans équivoque, tant celle-ci avait tenté d’éviter tout contact visuel.
Non, non, au final, cela ne s’était pas mieux passé que le train. Dans leur bruyante révolte, ils avaient exprimé leur volonté de vivre ; mais ce qu’il avait lu dans l’attitude de la jeune femme avait bien été la résignation de mourir. Quels que fussent ses efforts pour la masquer à Jason, le Mentor n’avait pas été dupe, fort de son expérience peut-être lointaine mais longue de cohabitation avec des enfants pleinement conscients qu’ils étaient destinés à mourir. Ils l'étaient tous. Chacun ne réagissait pas de la même manière.
Jason voulait protéger sa compagne. Chloé ne souhaitait pas être un poids pour lui. Shaun n'avait cessé de provoquer ce monde qu'il avait haï. Léa avait passé son temps à rire.
En repensant à sa très ancienne co-tribute, Ethan eut un petit sourire. Il avait oublié son visage, le son de sa voix ou même toutes ses petites phrases innocentes et ces mots maladroits qu'une fille de douze ans devait prononcer. Ses seuls souvenirs étaient ces faits qu'il se répétait souvent aux moments où il était pensif. Et à chaque fois, comme pour lui rappeler qu'elle n'était que la dernière chose de foncièrement joyeuse et bonne qu'il avait vue en ce monde, un cri émergeait, écho parfait de ces souvenirs. Il n'arrivait pas à se remémorer son rire ; mais, réponse qui énonçait que l'innocence n'était pas permise, il entendait parfaitement ce cri déchirant la nuit noire.
Là encore, brisant le calme silence de l'étage Dix, il l'entendit. Il se resservit un verre d'eau glacée pour que le contact dur et froid le ramène à la réalité. C'était fini, cette gamine était morte, comme des centaines depuis les premiers Jeux, comme des centaines jusqu'aux prochains Jeux.
Ethan se sentit idiot, debout là à penser sans arriver à aucune conclusion. C'était habituel. Il aurait donné cher pour avoir l'envie de dormir.
A sa démarche, le Mentor sut tout de suite que Chloé arrivait. Le pas irrégulier trahissait sa démarché blessée, et bien qu'elle était plutôt discrète, le bruit résonnait fort dans le lourd silence, réponse au cri qui n'avait quitté les tympans d'Ethan. Il aurait quelque part dû être surpris que la Tribut extenuée soit encore réveillée à minuit, une veille d'entraînement, mais ce n'était pas le cas. Il sentait qu'il y avait un non-dit sur lequel lever le voile. Il sentait encore la tension de la dispute dans le train flotter au dessus d'eux et la soumission face à la mort dans leurs cœurs, qui étaient paradoxales et terribles quand elles s'abattaient ensemble.

« Bonsoir Ethan... Je... Je ne vous dérange pas ? », annonça Chloé en marquant un arrêt à l'entrée de la pièce.

Quand elle constata que le Mentor, qui avait secoué légèrement la tête, n'était pas occupé, elle s'assit dans le fauteuil face à lui. Gardant son éternel mutisme, il prit lui-même une chaise et s'installa face à elle, à une distance respectueuse. Elle était mal à l'aise, comme toute à l'heure, mais elle était déjà plus déterminée. Il attendit patiemment qu'elle continue.

« Je... J'aimerais vous demander pardon pour le train... Je n'étais pas moi-même, ou plutôt je l'étais trop. »

Surpris. Ethan ne s'attendait pas à ce qu'elle vienne s'excuser. C'était d'ailleurs une chose surprenante et quelque chose s'enclencha instinctivement en lui. Elle venait lui demander quelque chose et ce n'était pas forcément une bonne nouvelle... Inconsciemment, une méfiance s'installa, légère mais assez présente pour qu'il ne considère non plus la personne en face de lui comme une simple Tribut mais comme quelqu'un qui attendait quelque chose de lui. Et le souvenir de ce couteau qu'on lui avait planté dans le dos était vif et amer.

« Ne t'inquiète pas, dit-il tout de même d'une voix rassurante, ce n'est pas chose normale d'être tiré à une Moisson, il ne faut donc pas s'attendre à avoir une réaction normale. »

Chloé scrutait son aîné et, si du moins c'était sa tentative, elle avait beaucoup de mal à cacher son envie de poser une question. Elle hésitait, essayant par cette excuse peut-être sincère mais trop incongrue de préparer le terrain, et peut-être continuerait-elle d'autres maladresses du genre.
Sauf qu'il y avait entre les deux une tacite accord de franchise. Ce fut pour cela qu'il reprit la parole d'une voix calme mais ferme, celle qu'il utilisait pour convaincre ses chevaux d'aller de l'avant quand ils étaient terrifiés :

« Permets moi d'aller droit au but Chloé. Je ne doute pas de ta bonne foi, mais on ne vient pas à minuit pour présenter des excuses à son vieux Mentor. Pourquoi es-tu venue ? »

L’atmosphère était calme, peut-être même trop. Cela ne changeait rien. Ethan, sa voix et son attitude étant exemptes de tout reproche, regardait tranquillement Chloé se dépatouiller dans sa surprise. Elle avait été prise de court et devait réagir au plus vite, ce qu’elle réussit plutôt bien, reprenant peu d’assurance.

« Vous avez raison M. Underwood… Je voulais vous présenter ses excuses mais ce n’est pas la seule chose… »

La pièce était principalement noire, à l’exception de cette petite lampe qui éclairait certes bien et pourtant peu la grande salle. Les deux personnes présentes étaient donc partiellement éclairées et se jaugeaient avec ce peu de lumière. Le regard clair capta celui plus sombre et effrayé, parés de petites taches blanches qui permettaient de le dénicher au milieu de cette noirceur.

« Ce soir, on a parlé des entraînements… C’était bien et vous nous avez donnés des conseils mais… Nous n’avons pas abordé la question de la règle de l’Expiation. »

Chloé s’humectaient les lèvres à mesure qu’elle parlait, semblant en combat interne pour exposer son idée, pour arriver droit au but qu’elle venait de délivrer : son souhait était donc de discuter du choix de son Mentor refusant de retourner dans l’arène. C’était logique, après tout. Peu habitué à se justifier, Ethan devait bien à ces gamins l’explication. Emprunt d’un pincement au cœur de les décevoir sur ce point, il saisit une chaise et s’assit dessus, sans cesser de faire face à Chloé. Etait-ce donc la raison pour laquelle ils se rebellaient tant tous les deux ? Ne supportaient-ils donc pas qu’il les ait « abandonnés » à leur sort ?
Prêt à lui répondre, il prit son inspiration et laissa un son s’échapper de ses lèvres quand soudain la jeune femme s’excusa précipitamment en joignant des gestes aux paroles.

« Non non pas celle pour que vous veniez dans l’arène ! Je voulais dire…celle selon laquelle vous devrez « sceller le destin de l’un de nous… » »

Chloé tremblait. Sa respiration se saccada laissant sa voix à se briser. Si elle simulait, elle le faisait plutôt bien, et Ethan ressentit de la peine.  Malgré sa méfiance, il ne pouvait douter de la sincérité de la jeune femme – après tout, c’était elle qui allait dans l’arène et risquait de perdre sa vie. Pas lui. Plus lui. Cela ne servait plus à rien de se braquer comme il l’avait fait.
Ethan répondit – il était enfin temps qu’il dise quelque chose.

« Je dois t’avouer que je n’y ai pas réfléchi. »

A la vérité, il ne savait pas comment comprendre cet intitulé. Sceller le destin… Cela pouvait dire beaucoup de choses, positives, négatives ; cela avait même tendance à être si confus que muets pour Ethan. Chloé pourtant apporta une réponse. Enfin, sa réponse.

« Je veux que ce soit moi Ethan… Je veux que vous le sauviez lui… Je vous en supplie… »

Une larme brilla sur sa joue. D’un mouvement, Ethan détourna le regard vers l’ombre de la pièce, trouvant soudain un intérêt à deviner les contours indiscernables qui s’étendaient devant lui. Un silence s’installa, laissant transparaître le malaise qui s’était installé. Oui, un malaise, le vrai. Comme si la courte danse qui s’était installée entre Chloé et Ethan venait de s’arrêter abruptement, la musique s’étant comme soudain arrêtée.
Il ramena lentement ses yeux vers elle. Ce qu’elle lui demandait, dans un cas où ce dilemme lui était clairement proposé et le choix impérativement provoqué, c’était de la condamner. Comment ? Il laissait cela à l’esprit créateur des juges. Lui, on lui demanderait juste de choisir lequel des deux Tributs il aurait à présenter devant les juges. Chloé l’avait compris plus rapidement que lui, peut-être parce qu’Ethan avait refusé de se rendre à l’évidence : c’était à lui de donner le nom. Un nom. Chloé Olympia ou Jason Drake.
Et elle lui demandait de la condamner, elle.

« Non. »

Ethan laissa ce mot sortir, ferme et dur. Le Mentor ne pouvait se résoudre à condamner Chloé. Non.

« Non, » répéta-t-il en levant les yeux vers elle.

Il en était hors de question. Il ne condamnerait pas un Tribut comme ça, c’était hors question.

Leurs deux regards se croisèrent, dans un affrontement silencieux durant lequel aucun des protagonistes ne semblaient vouloir céder. Il y avait d’un côté Ethan, au visage ferme et dur avec des yeux bleus observateurs et bien souvent impitoyables ; et face à lui se tenait Chloé, les larmes ruisselant sur ses joues rougies par l’émotion, son regard brun tranchant par son infaillibilité. C’était un homme adulte face à une jeune femme, un Mentor face à un Tribut ; mais également deux personnes émotives, brisées, et surtout fières, l’une persuadée que ce qu’elle faisait était juste et justifié et que l’autre se fourvoyait.
Chloé sécha les larmes sur ses joues tandis qu’elle regagnait contenance. Ethan ne la quitta pas des yeux, lui laissant tout le temps qu’elle souhaitait pour reprendre ses esprits. Sa décision était de toute manière sans appel, elle pouvait pleurer et hurler autant qu’elle le souhaitait : il était hors de question qu’il lui annonce là, de but en blanc, qu’il choisirait délibérément de la condamner. C’était même complètement idiot : il ne choisirait ni elle, ni Jason. C’était hors de question. Il ne serait pas le meurtrier de ces enfants, pour cela il laissait la place à Selena qui avait tiré avec enthousiasme leurs noms de l’urne.
La voix de son Tribut fut basse ; mais dans le silence environnant, elle était parfaitement audible.

« Non. Je ne vous laisserai pas décider de mon destin. La Moisson, c'est elle qui m'a condamnée, pas vous. Aujourd'hui, je vous demande juste de respecter mon choix... »

Son choix ? Quel choix ? Le visage d’Ethan se durcit.
Que pensait-elle donc ? Quelles idées lui traversaient l’esprit ? Qu’imaginait-elle faire ? Son destin n’appartenait pas même à son Mentor. Chloé était bien plus maître de ses choix prochains que ne pouvait l’être Ethan. Qu’elle joue la carte de la Tribut résignée à son sort, cela ne marcherait pas avec lui : il refusait catégoriquement qu’elle décharge les conséquences de ses choix futurs sur ses épaules. Qu’elle refuse le combat en s’imaginant que demander à ce qu’elle soit désignée à la mort légitimerait son abandon.
Une lueur brilla soudain dans les yeux de la jeune femme, et l’ancien Vainqueur se garda alors de lui répondre.

« Vous savez… On fait tous des choix, protéger une personne à laquelle on tient est peut-être la dernière chose bien que je peux faire... Vous devez savoir ce que c'est de vouloir protéger quelqu'un... »

Chloé marqua une pause. Elle voulait indéniablement aller quelque part, et le Mentor ne comprit pas où. Vouloir protéger quelqu’un ? Sa vie n’avait de sens plus que pour cela. Etait-ce pourtant à Chase que la jeune femme pensait ? Le connaissait-elle, l’avait-elle croisé déambulant dans le District ? C’était étrange, et il ne comprit pas bien pourquoi le petit garçon était largué dans la conversation.

« Je ne vois pas très bien où tu veux en venir, déclara-t-il.
- J'ai vu...vos Jeux...votre réaction lorsqu'elle est...lorsqu'il y a eu l'explosion. Vous auriez aimé la sauver, n'est-ce pas ? »

Le cri précédemment entendu n’avait rien d’un souvenir. Non, il avait bien été réel, résonnant d’un enregistrement que l’on avait sûrement innocemment posé là, et sur lequel avait dû se précipiter Chloé pour être persuadée de trouver des arguments à opposer à son Mentor. Celui-ci en resta interdit.

« Je ne vous demande rien d'autre pour Jason... Laissez-moi choisir, comme vous l'auriez fait si elle ne vous avait pas ôté cette chance. »

Ethan se leva, sa chaise tintant sur ce sol métallique. La pièce lui devint soudain insupportable, même plongée dans ce noir duquel il ne distinguait rien. Il se mit à marcher un peu, peut-être en ronds, ou peut-être fut-ce de manière désordonnée, il n’en avait rien à faire. Il n’arrivait définitivement pas à se faire à l’idée que Chloé, décidant que ce serait plus simple d’abandonner si elle demandait à son Mentor de la sacrifier elle en arguant qu’elle choisissait ainsi de sauver Jason, lui demande soudain de l’empathie. C’était d’une insolence et hypocrisie incroyables.

« Pour qui te prends-tu ? »

Ethan avait fixé le plafond en déclarant ceci, refusant de poser les yeux sur son tribut. Il tentait de se reprendre son calme en essayant de se remémorer la Chloé qu’il avait rencontrée dans la mairie, tellement innocente et sympathique, et non pas celle venue s’asseoir à cette table pour se justifier.
Le visage pourtant innocent de la petite Léa et son cri ne cessaient de s’imposer à lui. Mais ce n’était qu’un souvenir ! C’était une chose passée ! Vingt années, vingt années pendant lesquelles il avait eu le temps de passer à autre chose, vingt années pour oublier ce sentiment qui tordait ses entrailles.

« Tu souhaites en parler ? Très bien. »

D’un mouvement, les yeux d’Ethan se posèrent sur Chloé, et ils n’étaient plus calmes et posés. Au contraire : ils la transpercèrent avec tout le ressentiment que le mentor n’avait jamais réellement pu expliquer.

« Tu t’es donc amusée à regarder une enfant de douze tomber de son plot puis tu en as conclu que ça te donnerait une raison de crever dans cette arène. »

Son ton était détaché, bien plus que ne l’était son esprit.

« Une personne un tant soit peu humaine aurait trouvé inacceptable qu’une fille, déjà condamnée par son âge et sa gentillesse, meurt de cette manière. A la place, elle aurait trouvé la motivation de se battre pour réparer cette injustice. C’est ce que moi j’ai fait. »

Ethan se rapprocha de la table et posa ses mains sur le dossier d’une chaise, face à son tribut.

« Mais toi Chloé, en regardant la vie d’une enfant exploser, tu abandonnes. Et c’est ça qui n’est pas normal. Je ne te laisserai pas salir la mémoire de cette enfant en utilisant sa mort comme prétexte. »

Son ton devint alors plus dur et teinté de colère.

« Mais tu sais quel est le pire dans tout ça, Chloé ? Tu te caches derrière ton petit doigt. Tu cherches une excuse pour justifier tes actes. Jason, Léa… C’est plus simple de se dire que son Mentor va décider de nous tuer, et qu’en prime on le lui aurait demandé pour protéger son compagnon, plutôt que d’avouer que l’on n’a pas le courage de se battre contre ce qui est dur. Tu as décidé d’abandonner, Chloé, vas-y ! Fais ! C’est ta vie, ou ta mort, après tout ! Et laisse moi te dire que ça me désolera, mais en voyant ton comportement, ça ne m’empêchera pas de dormir. »

La colère dictait ses mots, mais il ne les regrettait pas. Elle avait tout fait pour la provoquer.

« Mais n’entraîne pas Jason. Lui, veut s’en sortir, et c’est avec toi qu’il veut le faire. Tu ne supportes pas l’idée qu’il puisse mourir ? Tu n’as pas le courage d’affronter les horreurs de l’arène ? Alors ne viens surtout pas décharger ta lâcheté sur mes épaules, c’est beaucoup trop facile.  »

Ethan cracha ses derniers mots.

« Je refuse de rentrer dans ton jeu. Tu as cherché à me mettre en colère ? Si cela peut te faire plaisir, tu as réussi. Mais n’imagine surtout pas que tu arriveras à tes fins. Je ne choisirai pas de mettre à mort l’un de mes Tributs, que celui-ci ait encore toute son humanité, ou non. »